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MONDO CARNE : Le Gamelan-Gong-Kebyar (Bali, Indonésie)

24 Fév

En Indonésie, l’identité culturelle fonctionne un peu à la manière des poupées russes : elle est renforcée à mesure que l’unité sociale devient plus petite. Aujourd’hui encore, le sentiment d’appartenance culturelle à une nation indonésienne est illusoire. Culturellement, les Indonésiens appartiennent moins à l’Indonésie qu’à l’île sur laquelle ils vivent (près de 6000 sont îles habitées sur les 17500 îles que compte l’archipel, le plus vaste du monde), moins à une île qu’à une région, moins à une région qu’à une population ou à une ethnie, moins à une ethnie qu’à un village, et enfin, moins à un village qu’à un clan ou à une communauté. « L’union de la diversité » est la devise nationale et tout comme les langues, les rituels et les croyances, la musique obéit également à cet ordre des choses.

Gamelan

Cependant, la musique de Gamelan s’est petit à petit imposée, aux yeux du public occidental, comme la plus emblématique de l’archipel, notamment depuis l’exposition universelle à Paris en 1889 (Debussy et Satie avaient été subjugués par la représentation de Gamelan javanais). Il existe de multiples types de Gamelans dont le style, l’effectif, l’accordage et la composition instrumentale varient en fonction de la zone géographique, de la communauté et des circonstances dans lesquelles on le joue : danses de masques, culte et cérémonies religieuses, fêtes, théâtres d’ombres ou de marionnettes. Bien que l’origine ultime du Gamelan se situe à Java, la branche balinaise – on parle de Gong balinais – est aujourd’hui extrêmement populaire, à tel point que l’île de Bali est devenue, devant l’expansion touristique et à quelques exceptions et villages près, le théâtre d’un Gong de folklore, racorni, prêt à consommer et souvent vidé du sens de la tradition des origines.

Kebyar

Au début du XXème siècle, l’aristocratie balinaise perd beaucoup de son influence en raison de la colonisation hollandaise. Avec la disparition du soutien des familles princières, les Gamelans de la cour sont vendus ou donnés aux villages, dépareillés, puis reconstitués par le peuple dans les rues, initiant du même coup un nouveau genre : le Gong Kebyar. Adaptation populaire, moderne et flamboyante des compositions anonymes séculaires, le Kebyar va rapidement devenir le style de prédilection des balinais et se rependra dans l’île comme une traînée de poudre au point de devenir un véritable standard citoyen de la musique balinaise. Il est accompagné de masques et de danses faites d’improbables torsions, exécutées le plus souvent les yeux grands ouverts et dont la symbolique première s’est perdue au fil du temps.
Kebyar signifie littéralement « son qui explose » ou qui « fleurit ». Le genre se caractérise par une musique rhapsodique et percussive, brillante et véloce, extrêmement technique voire métronomique faite d’interpénétrations de rapides motifs mélodiques et d’interactions entre les sons aïgus parfois perçants et les sons plus graves. C’est l’art des nuances, des attaques, du dualisme et des résonances. La tradition balinaise veut que les instruments, généralement joués par paires complémentaires et opposées (un « mâle » et une « femelle ») soient accordés légèrement différemment, générant alors des pulsations par effet de résonance. Pour les Balinais, cette vibration cosmique contribue au sentiment divin et à la méditation. Les sons, émis en masse et par hoquets (syncopes, polyrythmie) sont une évocation de la nature et de la culture insulaire (batraciens, picorage des poules, pillonage du riz).

L’orchestre : un instrument collectif

Le Gamelan-Gong Kebyar est un ensemble percusso-mélodique composé principalement d’instruments en bronzes qui couvrent jusqu’à cinq octaves. On distingue deux grands groupes :
– celui des instruments à sons « aïgus », soit les claviers à lames métalliques. Ils comportent généralement un résonateur en bambou et sont frappés au marteau dans un jeu de résonances extrêmement contrasté entre expansion (prolongement de la résonance) et contraction (étouffement) des notes. Les instruments conducteurs exécutent la mélodie centrale, tandis que d’autres assurent l’ornementation.
– la famille des gongs, soit le groupe des instruments à sons « graves » qui, à l’exception des carillons, ont une fonction métrique de soutien et de ponctuation de la mélodie des lamellophones. Ils peuvent être suspendus (comme le gong Gédé, instrument sacré, le plus grand et le plus pénétrant qui peut être entendu à des kilomètres à la ronde,) ou horizontaux.
Entre les deux, les tambours (mâle et femelle) dirigent l’orchestre. Le Kebyar peut être accompagné de flûtes et de Rebabs (luth à deux cordes joué à l’archet).

Avant tout, il faut comprendre le Gamelan balinais comme une expérience communautaire et non pas individuelle. Le joueur de gamelan appartient à un « tout » : les répétitions isolées n’existent pas (même si la pratique coutumière demande une discipline de fer, entre 2 et 6 heures par jour de répétition à vie). De même, il n’y a aucune place pour l’improvisation dans cette musique où la complémentarité des instruments, des sons et des motifs est cruciale et illustre à la fois l’interdépendance et la cohésion entre les musiciens. L’orchestre appartient à la collectivité et les instruments du gamelan d’une même communauté sont d’ailleurs fondus, fabriqués et accordés ensemble par un même facteur. Ainsi, chaque Gamelan possède son accordage propre. On parle donc d' »instrument collectif » pour désigner cette entité communautaire unique et indivisible dont les éléments sont inséparables les uns des autres.

Une musique concentrique

L’Occident est largement familier d’une musique linéaire liée en partie au langage : elle comporte généralement un début, un développement et une fin. La musique de Gamelan, elle, est de type concentrique selon la conception centralisatrice hindou-javanaise. Cette symétrie concentrique se déploie autour d’un pivot : le grand gong. Autour de ce centre-sommet s’enroulent, se concentrent et rayonnent les autres instruments, du centre vers l’extérieur, du plus grave au plus aïgu, du plus stable au plus animé, du macrocosme au microcosme par des mouvement de flux et de reflux : expansion et contraction, décélération et accélération, temps et contretemps sont traduits par des changements brutaux de tempis, de couleurs, de dynamiques, d’épaisseur et de nuances qui indiquent ou ponctuent les différents cycles et sous-cycles temporels. La tessiture et la subdivision du temps sont intimement liées : plus l’instrument est aïgu, plus la fréquence des frappes est élevée. De même, la mélodie est spatialement orientée selon les points cardinaux. La Gamelan relève donc d’une forme spatio-temporelle où la mélodie et la tessiture sont assujetties à la division du temps. Cette conception concentrique de la musique est immanente à celle de l’ordre social balinais, à sa culture, sa religion et sa symbolique depuis la forme des gongs eux-mêmes jusqu’à l’organisation de la société, l’urbanisme traditionnel, la forme de l’univers dans la cosmogonie hindou ou le cycle du renouvellement des âmes.

Héritage et influences

Le caractère hypnotique du Gamelan relève en partie de l’indicible. On peut être complétement perméable à cette musique instable, presque lunatique et a priori abrupte puisqu’elle n’est ni assimilable au discours musical linéaire habituel et qu’elle ne recourt pas non plus aux ressorts de la musique répétitive occidentale. Cependant, un nombre incalculable de compositeurs s’en sont inspirés directement ou indirectement.
C’est le cas de Phil Glass, Steve Reich, Lou Harrisson, John Cage (notamment dans ses oeuvres pour piano préparé), Wendy Carlos (« Poem For Bali » sur Beauty In The Beast en 1986) ou encore György Ligeti (Galamb Borong).
La bande originale de l’anime Akira par le collectif Geinoh Yamashirogumi a aussi largement contribué à la popularité du Gamelan dans la geekosphère.
Quant à la sphère du rock, on citera en vrac John Fahey (avec Cul De Sac), 23 Skidoo (Urban Gamelan, 1984), Psychic Paramount (Gamelan Into The Mink, 1995), John Cale (Stainless Gamelan, 1965-68) et King Crimson (au début des années 80, Robert Fripp à propos de sa rencontre avec Tony Levin : « Le groupe commençait à sonner comme du gamelan rock« ).
Enfin, certains groupes et musiciens ont carrément incorporé les instruments du Gamelan, voire un ensemble au complet dans leurs oeuvres, de Don Cherry (le fantastique Eternal Rhythm, 1969) à Xiu Xiu (« Don Diasco » sur Knife Play, 2002) en passant par les Raincoats (Odyshape, 1981, avec Robert Wyatt et Charles Hayward de This Heat), les Residents (Bridegroom Of Blood), His Name Is Alive (sur la Cloud Box, Usa vs. Gamelan enregistré sur le Gamelan de l’université de Michigan) ou bien les Sun City Girls qui ont acquis un Gamelan javanais en 1993 lors d’une vente aux enchères à Seattle.

Références audio

Extraits en écoute sur : http://mondocarne.bandcamp.com

Bali – Les grands gongs kebyar des années soixante (Ocora Radio France/Harmonia Mundi)
Musique et Danse de Bali – Gong Kebyar de Sebatu (Musique du Monde/Buda Records)
Bali – Hommage à Wayan Lotring (Ocora Radio France/Harmonia Mundi)

Francoise Massacre
Publié dans: (new) NOISE MAG #2 (janvier/février 2011)
couv (new) NOISE MAG#2

MONDO CARNE : Le Gagaku (Japon)

29 Oct

La première fois que j’ai entendu du Gagaku, c’était dans l’Œdipe Roi de Pasolini. Chaque scène liée au caractère irrévocable du destin d’Œdipe (l’enfant abandonné dans le désert sur ordre de ses parents, la prédiction de l’oracle, etc.) était accompagnée par cette musique étrange et fascinante dont le temps semblait quasiment suspendu. J’appris plus tard que ce sentiment d’indolence se rattachait probablement à la représentation confucéenne d’un empire en paix et en harmonie, puisque le Gagaku (musique de la cours impériale japonaise datant de la période antique qui débute au milieu du VIIème siècle) provient d’une assimilation de différents genres venus du continent, principalement de Chine et de Corée. Bien qu’ayant subi quelques modifications et réformes, le Gagaku japonais a très peu changé depuis 1300 ans. C’est donc la plus ancienne forme orchestrale à avoir perduré jusqu’à nos jours.

Gagaku signifie « musique raffinée », « juste» ou « noble », par opposition au répertoire folklorique. Aujourd’hui, le terme désigne à la fois la musique issue du culte Shintoïste et la musique profane savante, qui se divisent elles-mêmes en trois répertoires principaux : le répertoire instrumental (Kangen), dansé (Bugaku) et chanté (Uta-Mono). L’enregistrement d’Ocora présente uniquement des pièces issues des deux premiers répertoires.

Un ensemble de Gagaku compte généralement une petite vingtaine de musiciens répartis entre vents, cordes et percussions, chaque instrument ayant une fonction bien définie : les flûtes (Komabue ou Ryûteki) et les hautbois au timbre nasillards (Hichiriki) jouent la partie mélodique en hétérophonie* ; les orgues à bouche (Shô) assurent le bourdon harmonique continu dans les aigus, les Biwas et Kotos (respectivement luth et cithare) égrènent lentement de courtes formules mélodiques ; enfin le Taiko (un grand tambour suspendu) donne la périodicité tandis que le gong (Shôko) et le tambour Kakko à deux faces (frappé aux baguettes par le chef d’orchestre) signalent les divisions à l’intérieur de cette période.

En fait, le Gagaku est en partie une musique de drone. Mais contrairement à la tradition occidentale dans laquelle le drone, généralement dans les graves, sert de soubassement aux autres instruments, le bourdon qui émane des orgues à bouche plane bien au-dessus, très loin dans les aigus, comme une mince voute sonore accrochée tout en-haut et vers laquelle convergerait la mélodie principale. Il en résulte une musique extrêmement contemplative en état de suspension, dont l’une des principales splendeurs réside dans sa lenteur, une lenteur presque décourageante au premier abord pour peu que l’on cède à sa propre impatience. Mais en fait de statisme ou d’immobilité, la Gagaku est une musique qui progresse, continuellement, sans heurts, qui reflux insensiblement au point qu’elle semble distendue entre les silences et l’emphase, entre le caractère céleste des vents, le glissando ascendant des mélodies et le côté terrien (presque terrassant) des quelques coups de tambour qui ponctuent chacune des pièces. Et justement, c’est cette dimension d’étirement du temps qui fascina de nombreux compositeurs contemporains, de Pierre Boulez (Eclat-Multiples) à La Monte Young (Trio For Strings) en passant par Olivier Messiaen (le mouvement central de Sept Hakaï), Henri Cowell (Ongaku) ou Toru Takemitsu (In An Autumn Garden). Plus généralement, c’est toute un pan de la musique du XXème siècle, habituée au temps musical linéaire et directionnel, qui tirera des enseignements de cette musique « qui ne commence ni ne finit ».

* Un procédé courant dans les traditions musicales orientales : les instruments exécutent ensemble le même parcours mélodique, chaque exécutant apportant cependant quelques variantes ou ornementations à la mélodie principale au hasard de l’improvisation, ce qui crée des intervalles, des frottements et des tensions, ou au contraire, des moments de détente lorsque les voix se rejoignent. Pour simplifier, on pourrait parler de « faux unisson ». Dans l’hétérophonie, le concept de hiérarchie des sons et des rôles n’existe pas.

A ECOUTER :

V/AJapon : Gagaku(Ocora/Radio France, 1987)

Note : Les 6 pièces de l’édition Ocora sont exécutées par la Société Ono Gagaku Kai et ont été enregistrées en 1979 à la Maison de Radio France sous la direction artistique d’Akira Tamba.
Cette édition n’étant plus disponible, le disque est en écoute sur  http://mondocarne.bandcamp.com/

 

Francoise Massacre
Publié dans: NOISE MAG #17 (août/septembre 2010)
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